
Le soir recule retrace le parcours fascinant et romanesque de deux artistes, Memos Makris (1913-1993) et Zizi Makris (1924-2014). Une histoire d’amour et un itinéraire de création peu communs entre Athènes sous l’occupation allemande, la vie culturelle foisonnante du Paris de l’après-guerre et Budapest pendant la guerre froide. A travers leurs œuvres, un trajet où l’art et l’histoire du XXème siècle, utopie et idéologie, espoirs et désillusions de part et d’autre du rideau de fer, se font écho et s’éclairent mutuellement.
Ce film est documenté par de nombreuses photographies réalisées par Pierre Parcé en France et en Hongrie.
Réalisation : Timon Koulmasis
Production : Serge Gordey et Katerina Beligianni.
Coproduction : Temps noir, Rosa Normandie Films, KaBel, Aia Films.
Avec la participation : Arte France – La Lucarne, ERT, CNC, Procirep-Angoa
Le soir recule est à visionner jusqu’au 24 août sur le site internet d’Arte : https://www.arte.tv/fr/videos/113605-000-A/le-soir-recule
Quelques mots de Pierre Parcé
J’ai rencontré Clio à l’école. Je photographiais déjà, préférant la rue au studio, la lumière du jour à la lumière artificielle.
Travaillant en 2015 à une rétrospective, je retrouve une planche contact sur laquelle Clio figure. Les photos montrent l’entrepôt d’un charbonnier dans le vieux Montparnasse. Nous marchions dans « l’ancien, Paris », je photographiais. Le père de Clio, Mémos, s’intéressait à mon travail. Je lui montrais des photos, il me conseillait. Ses conseils comptaient plus que ceux d’un photographe. De par son métier, son jugement était plus universel.
Naquit une relation filiale.
Je venais à Budapest. Memos me proposa de travailler à un projet rétrospectif de son travail en Hongrie. Lors d’un trajet menant de Paris à Budapest j’inaugurais ce projet en m’arrêtant à Mathausen. Une première publication « Harom szobra » fut éditée. L’ouvrage portait sur trois réalisations. Le monument de Mathausen, les nageuses de Kecskemet, un buste de Zizi. Nous étions en 1974.
Mais Mémos voulait faire plus. Je revins ainsi en diverses saisons en Hongrie. Nous parcourions le pays pour fixer sur la pellicule, soit des œuvres du passé, soit des œuvres en cours ; chantiers de Tiszafurred, de Pecs. En avançant dans le temps le cuivre devenait le matériau dominant. Les structures complexes de métal étaient habillées de cuivre à l’atelier de Budapest. Là j’y photographiais l’avancée du travail. Je photographiais Mémos et ses assistants Feri, Laci et Miklos qui l’aidaient à cette ample tâche qui nous a laissé ces monumentales à l’approche singulière.
J’ai gardé sur quelques planches contact une évocation de la dimension relationnelle de ce travail d’équipe. Elles permettent d’imaginer les échanges oraux dont la saveur m’était d’autant plus forte que je ne comprenais pas la langue hongroise. Lorsque j’évoque ces souvenirs, me reviennent d’autres souvenirs de ma propre enfance, lorsqu’à Banyuls, le village de mes origines familiales, le pays de Maillol, pays encore imprégné de ruralité, le matin depuis la chambre où nous dormions, j’entendais les échanges verbaux entre notre arrière grand-mère et les ouvriers de la vigne. Les voix étaient fortes, un citadin eut cru qu’ils se disputaient. Il n’en était rien, à la vigne la voix doit porter.
À l’atelier je réalisais également des clichés de maquettes telle que celle de Mathausen, et des bronzes. Beaucoup de bustes. Nous avions installé un petit labo qui me permettait de montrer à Mémos le fruit de mon travail. Les discussions à la lecture des contacts et des tirages m’ont donné mon premier vrai enseignement de la photographie de sculpture quant à la réflexion sur la perspective et la lumière. Souvent (j’avais tout à apprendre dans ce genre où j’étais moins à l’aise que dans la rue), les premières paroles étaient « c’est déformé ». Et ça l’était.
Je recommençais. La déformation provenait soit de l’angle de prise de vue inadéquat ou du choix de l’objectif, soit de la source d’éclairage qui sur le bronze occasionnait des brillances parasites. Par la suite j’ai beaucoup travaillé avec des sculpteurs, avec des architectes. J’ai compris la nécessaire humilité que doit vivre le photographe au service du maître d’œuvre. La relation impliquant une subordination volontaire est la clef ouvrant le parcours à l’issue duquel se trouve la réussite pour les endurants : s’effacer pour laisser émerger la pensée de l’artiste. Je l’ai appris avec Mémos et Zizi dont je reproduisais croquis et mosaïques. C’était une formation humaine d’abord ; secondairement professionnelle.
Des heures d’atelier je garde le souvenir d’une sculpture longiligne, une jeune femme de plomb à laquelle Memos apportait des retouches régulièrement. Je ne sais s’il la termina. Cela semblait une quête de perfection à laquelle je n’avais pas accès. J’aimais un détail de cette représentation, une main que je photographiai à différentes reprises. Je l’ai noté précédemment ; d’une famille originaire de Banyuls, la patrie de d’Aristide Maillol, j’ai été imprégné de son travail, de son histoire, celle d’un homme à la recherche, toute sa vie durant, de l’équilibre, de l’harmonie. Nous parlions des paysages de Banyuls, proches de la Grèce.
Notre chantier avançait. Je lui montrais mes photos. Parfois je débordais, improvisais quelques notes personnelles dans l’interprétation du sujet. Comment l’auteur de la partition allait-il recevoir des images dans lesquelles l’interprète avait donné une part de lui-même qui peut-être dominerait ?
Combien j’aimerais reprendre ces débats dans lesquels nous cherchions où se situait la juste mesure. L’ouvrage fut publié, il donnait à chacun voix au chapitre. Quand je reprends les négatifs et contacts, m’apparaît la fécondité du temps. Tels les grands millésimes, les bonnes images grâce au temps reçoivent une sorte d’investiture.
2025. Je me projette à Budapest. Tirages, planches contact, plans-films sur la table avec Memos et Zizi, Clio et Timon, nous portons sur ces archives un regard enrichi des années écoulées. S’ensuit un débat animé en vue d’une future parution puis sortant de la maison, traversant la Tarnok utca nous allons dîner au restaurant d’en face.
P.P. janvier 2025